Dans son Esthétique (1902-1908), Benedetto Croce présente Descartes comme la figure emblématique d’un courant rationaliste qui exclut l’imagination poétique de la pensée philosophique et empêche de reconnaître l’intuition comme mode de connaissance esthétique spécifique. Pour lui, les conséquences néfastes de l’esprit mathématique diffusé en France par le cartésianisme se retrouvent chez Locke, Leibniz, Wolff et Baumgarten, et il n’y a guère à la même époque que chez « l’italiano Giambattista Vico » que l’on peut parler d’une véritable science esthétique. Au cours des années où prend corps sa Philosophie de l’esprit, Croce est amené à plusieurs reprises à stigmatiser l’intellectualisme de Descartes, le caractère abstrait de sa science et de sa morale ainsi que son ignorance de l’histoire. Si sa lecture est dépourvue d’originalité et dénote l’influence sur lui du climat culturel de son temps (l’idéalisme ; Francesco De Sanctis), elle s’appuie néanmoins sur une conception de l’art fortement novatrice et dont l’influence sera décisive dans la première moitié du XXe siècle. Un examen plus détaillé de l’œuvre vaste et complexe de Croce montre que sa lecture de Descartes révèle une connaissance profonde de l’histoire de la philosophie : Croce est capable à la fois de corriger les interprétations simplificatrices de certains aspects de la pensée cartésienne de la part de Vico, Hegel ou Valéry, et de reconnaître sa dette à l’égard de la théorie cartésienne de l’erreur. Certes, ses schématisations excessives donnent parfois lieu à quelque malentendu, par exemple sur le thème des passions de l’âme. Dans les écrits de Croce postérieurs à la Première guerre mondiale, la figure de Descartes commence à jouer un rôle différent. Le philosophe napolitain éprouve alors le besoin de réagir aux irrationalismes, aux vitalismes et aux nationalismes qui ont conduit au conflit, à la décadence de la culture européenne (allemande in primis) et mèneront à la seconde guerre mondiale. Il importe désormais de défendre la raison, dont Descartes reste le champion. Le philosophe français redevient pour lui le chef de file de la tendance fondamentale de la philosophie moderne. Loin de signifier un changement dans sa conception des axes primaires de la philosophie de l’esprit, ce déplacement d’accent reflète au contraire l’aptitude de la pensée de Croce à intégrer les exigences toujours nouvelles que l’histoire fait apparaître dans son développement.
Figure di Descartes nell’opera di Benedetto Croce
Giuliano Gasparri
2018
Abstract
Dans son Esthétique (1902-1908), Benedetto Croce présente Descartes comme la figure emblématique d’un courant rationaliste qui exclut l’imagination poétique de la pensée philosophique et empêche de reconnaître l’intuition comme mode de connaissance esthétique spécifique. Pour lui, les conséquences néfastes de l’esprit mathématique diffusé en France par le cartésianisme se retrouvent chez Locke, Leibniz, Wolff et Baumgarten, et il n’y a guère à la même époque que chez « l’italiano Giambattista Vico » que l’on peut parler d’une véritable science esthétique. Au cours des années où prend corps sa Philosophie de l’esprit, Croce est amené à plusieurs reprises à stigmatiser l’intellectualisme de Descartes, le caractère abstrait de sa science et de sa morale ainsi que son ignorance de l’histoire. Si sa lecture est dépourvue d’originalité et dénote l’influence sur lui du climat culturel de son temps (l’idéalisme ; Francesco De Sanctis), elle s’appuie néanmoins sur une conception de l’art fortement novatrice et dont l’influence sera décisive dans la première moitié du XXe siècle. Un examen plus détaillé de l’œuvre vaste et complexe de Croce montre que sa lecture de Descartes révèle une connaissance profonde de l’histoire de la philosophie : Croce est capable à la fois de corriger les interprétations simplificatrices de certains aspects de la pensée cartésienne de la part de Vico, Hegel ou Valéry, et de reconnaître sa dette à l’égard de la théorie cartésienne de l’erreur. Certes, ses schématisations excessives donnent parfois lieu à quelque malentendu, par exemple sur le thème des passions de l’âme. Dans les écrits de Croce postérieurs à la Première guerre mondiale, la figure de Descartes commence à jouer un rôle différent. Le philosophe napolitain éprouve alors le besoin de réagir aux irrationalismes, aux vitalismes et aux nationalismes qui ont conduit au conflit, à la décadence de la culture européenne (allemande in primis) et mèneront à la seconde guerre mondiale. Il importe désormais de défendre la raison, dont Descartes reste le champion. Le philosophe français redevient pour lui le chef de file de la tendance fondamentale de la philosophie moderne. Loin de signifier un changement dans sa conception des axes primaires de la philosophie de l’esprit, ce déplacement d’accent reflète au contraire l’aptitude de la pensée de Croce à intégrer les exigences toujours nouvelles que l’histoire fait apparaître dans son développement.I documenti in IRIS sono protetti da copyright e tutti i diritti sono riservati, salvo diversa indicazione.